Georges Charachidzé
(1930 - 2010)

Intervention du président de l’INALCO aux obsèques de Georges Charachidzé (26 février 2010)

Ce que je vais prononcer ici n’est pas une oraison funèbre : j’accompagne un ami et si ma voix me trahit, c’est qu’elle n’était pas habituée à ce que nos dialogues prennent un tour solennel. Georges Charachidzé était pour moi tout simplement « Georges » et j’en resterai aujourd’hui à cette convention. Ma première pensée, bien sûr, va à sa famille et à ses proches, à sa fille et à sa sœur, à qui je dis toute ma sympathie.

Je ne peux aujourd’hui que me souvenir d’une formule qui faisait son bonheur et le nôtre : « étant le seul dans mon domaine, je n’ai aucun mérite à y être le meilleur » et, comme le dit l’adage, le meilleur, bien sûr, nous a quittés.

Dans l’ordre où lui-même en énumérait les thèmes, et sans prétendre ni vouloir reconstituer un curriculum vitae ni établir une vaine hiérarchie, je me dois de mettre en lumière l’immensité d’un savant et d’un homme.

En un temps de spécialisation souvent extrême, qui peut conduire à l’étroitesse, voire à la sécheresse aussi bien scientifique qu’humaine, Georges Charachidzé porte l’image et l’exigence des reflets croisés de regards qu’il avait la modestie de dire « parallèles » : la linguistique, particulièrement une linguistique de terrain impliquée et exigeante, capable de perpétuer des langues menacées de disparition ; l’histoire comparée des sociétés caucasiennes - jusqu’au XIXe siècle disait-il, mais son regard portait bien jusqu’à nos jours, comme plusieurs de ses dernières prises de position publiques en portent le témoignage saisissant ; l’histoire comparée des religions et des mythes - ne faudrait-il évoquer que son approche renouvelée de la gémellité, « allez voir du côté des jumeaux » lui avait dit Georges Dumézil, de la communication avec les dieux et du Système religieux de la Géorgie païenne si un titre doit être plus que d’autres cité.

Si le Caucase est bien la « montagne des langues », Georges était cet aigle dont le vol s’élargissait en orbes toujours plus ambitieuses, dont l’œil épiait autant qu’il embrassait, scrutant et fouillant le creux de chaque vallée comme il voyait et entendait l’étendue et la profondeur de l’immensité. En tout, il était l’homme d’un domaine, de tout un domaine, auquel il donnait dans sa diversité même l’ampleur de l’universalité humaine.

Qu’il me soit permis de souligner, sans que s’y mêle le moindre sentiment indu de propriété, tant Georges ne pouvait appartenir qu’à ceux, peuples, hommes et langues qu’il tirait de l’ombre, mais aussi à celles et ceux qui le lisaient ou l’entendaient, que ses missions à l’INALCO, sa fidélité sans faille à son établissement, de 1965 à 1998, lui qui aurait pu prétendre à exercer dans des lieux alors plus prestigieux, ce qu’il y mettait de compétence, d’acharnement, en même temps que d’humour, d’ironie et - quand il le fallait - de distance, reste un des souvenirs les plus vifs et un des honneurs les plus hauts qu’un enseignant et un savant de cette envergure ait rendu à son établissement. S’y mêlaient l’apport et la profondeur de son savoir, le soin qu’il prenait du devenir de ses étudiants, mais aussi la part qu’il prenait - à de nombreux titres - à la vie de notre institution : membre de nos conseils, président de la commission des études, directeur de l’information doctorale, directeur d’une équipe de recherches et précurseur en ce sens de la mise en oeuvre à l’INALCO d’une recherche collective. Le sens de son devoir le portait dans le même temps à l’accomplissement de missions de plus grande ampleur, et j’associerai - il n’y a pas ici de paradoxe dans la mesure de l’étendue - membre du Comité national de la recherche scientifique et du Conseil national des Universités, mais aussi la fondation avec Georges Dumézil en 1985, puis la direction de la Revue des études géorgiennes et caucasiennes.

Ce savant - toujours attentif aux autres - était aussi un homme de conscience, porteur d’une exigence de justice et de clarté qui en faisait tout naturellement un acteur toujours présent et militant de la vie collective, de l’action syndicale et de la culture sociale de notre communauté universitaire. Cette image, comme les autres, reste parmi nous.

À tous ces titres - intimement mêlés, ne serait-ce que dans mon souvenir, qui ai travaillé avec lui depuis 1970, Georges Charachidzé est un des bâtisseurs, un des faiseurs de chemins et un symbole des élans qui, au fil des décennies, désormais sur le seuil même de notre prochain avenir, ont guidé l’INALCO vers une nouvelle naissance.

C’est un regret poignant que de ne pas le voir participer avec nous tous à l’ascension des dernières crêtes.

Mais nous saurons dire, et en trouver les formes, pour que son oeuvre et son nom continuent à nous accompagner.

Au revoir, Georges - et merci !

Jacques Legrand
Président de l’INALCO


Site web du CNRS
Paroles d’hommes (extrait)
Il y a plus de 6 000 langues parlées aujourd’hui sur la Terre, mais chaque année des langues meurent et d’autres se créent. Georges Charachidzé, spécialiste de la langue oubik, l’une des plus riches du monde en consonnes, parle de sa disparition programmée puisqu’il est le dernier à la parler.

Réalisation : Jean-Pierre Mirouze - Production : Movimento Production, CNRS Images/media

Notice du film : http://videotheque.cnrs.fr/index.php?urlaction=doc&id_doc=1049

http://www.cerimes.fr/le-catalogue/paroles-dhommes.html