Gérard TROUPEAU
(1927-2010)
Gérard Troupeau, disparu le 15 décembre 2010 à l’âge de 83 ans, comptait parmi les grandes figures de l’orientalisme. Il était connu parmi ses pairs pour être l’un des rares à s'être consacré aux Arabes chrétiens.
Il
raconte lui-même comment lui est venu cet intérêt pionnier pour l’Orient chrétien : « À la fin de mes études secondaires au Lycée Condorcet, j'eus la chance d'avoir
un professeur d'instruction religieuse passionné de liturgie, qui initiait ses élèves
aux liturgies orientales en les faisant assister à une messe célébrée en l'église
Saint-Ephrem des Syriens catholiques à Paris.Ce fut pour moi une véritable révélation,
pour ne pas dire une illumination ». Dès lors son Recteur, Mgr Khoury-Sarkis,
en acceptant de l'initier à l'arabe et au syriaque, lui ouvrit la voie qui fut la
sienne. Jusque là, la littérature orientaliste ignorait les chrétiens d’Orient.
Dans son étude magistrale sur la Méditerranée, Braudel a réussi la prouesse de n’en
parler jamais. Il était difficile - et cette idée reçue perdure malheureusement
encore aujourd’hui - d’imaginer qu’il y eût dans le monde arabe des chrétiens (de
fait majoritaires jusqu’au Xe siècle), auxquelles les lettres arabes
et les réformes sont en outre particulièrement redevables.
Son intérêt pour les chrétiens d’Orient, soutenu par sa fidélité à l’église Saint Ephrem le Syriaque (Paris Ve), était renforcé par des liens familiaux, puisqu’il avait épousé la sœur du Père jésuite Michel Allard, directeur de l’Institut des lettres orientales de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, qui fut une des premières victimes de la guerre civile libanaise.
Agrégé d’arabe, ancien pensionnaire de l’Institut français d’études arabes de Damas, professeur des universités, Gérard Troupeau poursuivit une longue carrière d’enseignant et de chercheur. Il était fort apprécié de ses étudiants qu’il savait captiver par la qualité de sa pédagogie et par la nouveauté de son enseignement scientifique, tout à la fois aux Langues’O (actuellement INALCO) de 1961 à 1990 et à l’École pratique des hautes études de 1967 à 1997.
Excellent arabisant et spécialiste du christianisme oriental, il fut naturellement chargé de la publication du Catalogue des manuscrits arabes chrétiens de la Bibliothèque nationale. Il s’est distingué dans le domaine de la philologie arabe avec son Lexique-Index du Kitâb de Sîbawayhi (1976). Par des articles d’une grande diversité, il s’attacha à faire mieux connaître le christianisme oriental selon la tradition arabe qui, à partir du VIIIe siècle, se substitua progressivement aux traditions grecque, syriaque et copte. Ses recherches concernaient tant des aspects spécifiques que des textes d'auteurs chrétiens des différentes confessions ou d'auteurs musulmans s'intéressant au christianisme. À titre d’exemple, le premier traité arabe de diététique, dû à un médecin nestorien du IXe siècle connu en Occident sous le nom de Jean Mésué, l’amena à étudier l’histoire des médicaments et la pharmacopée arabe.
Très ouvert aux réalités du monde arabe contemporain, ses activités avaient largement dépassé le cercle académique. Sa parfaite connaissance de l’arabe lui avait valu d’être choisi comme interprète du général de Gaulle, lors de la visite officielle du roi Fayçal d’Arabie à Paris en 1967. Partisan du dialogue des cultures, il présida, avec sa fidèle collaboratrice, Mary Windsor, le Centre d’accueil des étudiants du Proche-Orient, créé en 1965 pour recevoir des étudiants de 3e cycle venus de cette région du monde ; pendant les 30 ans de son existence, plus de 350 étudiants furent ainsi suivis chaque année pour leur séjour et leurs études ; ils repartaient dans leur pays pour devenir plus tard, ambassadeurs, ministres, ingénieurs, médecins, universitaires ou encore artistes. Dans un domaine inattendu, il déploya bénévolement en faveur du musée de sa ville de résidence à Argenteuil une grande énergie, qui lui assura l’attribution du label « Musée de France ».
En disciple de Louis Massignon, à suite du Père Moubarac et dans le sillage de son beau-frère jésuite, il se dévoua pour le rapprochement islamo-chrétien. Au-delà du champ spirituel, sa rigueur morale lui recommandait de vibrer pour les causes libanaises et palestiniennes si mal considérées.
En 2004, ses éminents travaux sur l’Orient chrétien ont été couronnés par un colloque organisé en octobre 2004 par le CRITIC (Centre de recherches sur les idées et les transferts inter-culturels) à l’Université Jean Moulin Lyon 3, en collaboration avec l’Institut catholique de Toulouse. Ce fut l’occasion pour différents chercheurs de manifester au professeur Troupeau que ses recherches avaient trouvé un écho favorable dans plusieurs milieux scientifiques. Cet hommage a permis de rassembler des contributions qui ont couvert les différentes disciplines qu’il a illustrées : théologie, philosophie, ecclésiologie, archéologie et philologie, dans une approche parfois très pointue, en traitant par exemple du statut des non-musulmans, des conditions d’un dialogue entre chrétiens et musulmans ou des saints coptes à l’époque contemporaine (1). Le mérite de Gérard Troupeau fut de souligner la richesse méconnue de l’apport chrétien à l’épanouissement de la civilisation dite « musulmane ».
Henri MARCHAL
Conservateur général honoraire du patrimoine
Note :
(1)
L’ensemble des contributions a été réuni dans l’ouvrage dirigé par URVOY Marie-Thérèse & GOBILLOT Geneviève : L’Orient chrétien dans l’Empire musulman, coll. Studia arabica, vol. III, Paris (2005).