Mireille HADAS-LEBEL

L’honneur que vient de me conférer l’association des anciens élèves de l’Inalco m’oblige à un long retour sur le passé. Ce regard rétrospectif me montre à quel point ma vie est liée à l’École nationale des langues et civilisations orientales vivantes (ENLOV) devenue après 1968 l’Inalco. L’ancienne élève de l’ENLOV que je suis ne se doutait pas qu’un jour elle serait professeure à l’Inalco pendant la majeure partie de sa carrière universitaire.

Mon plus lointain souvenir des Langues’O me reporte à l’automne 1960 quand, après avoir réussi au concours d’entrée à Normale Supérieure de Sèvres, j’ai éprouvé le besoin, comme tant d’autres de mes camarades sévriennes, de sortir des lettres classiques. L’hébreu était encore alors à ses débuts aux Langues’O : pas de vraie chaire mais deux cours par semaine les lundis et mercredis matin pendant trois ans pour obtenir le diplôme. L’enseignement était alors assuré par Mendel Horowicz qui devait être remplacé en 1962 par Haïm Zafrani, ainsi que par un jeune assistant, René Sirat, aumônier de la jeunesse. Un cours de civilisation nouvellement créé venait d’être attribué à une jeune agrégée, Lilly Scherr, ce qui ne dispensait pas de suivre les cours d’histoire du Proche-Orient dispensés par M. Colombe. Notre salle attitrée était la salle 2 du rez-de-chaussée, alors disposée en gradins, qui a fait place au centre de reprographie dans les années 80.

Ce passage de trois ans aux Langues’O aurait pu n’être qu’une parenthèse pittoresque si la grande histoire n’était intervenue. À la rentrée 1967, René Sirat, qui venait officiellement d’être nommé à la chaire d’hébreu, vit plus que doubler le nombre d’étudiants intéressés par cette langue. Bien décidé à obtenir un poste de maître assistant pour le seconder, il lui sembla que mes diplômes (agrégation de grammaire, diplôme de l’ENLOV) et le fait que j’avais entretemps suivi les cours dispensés par André Néher à l’Université de Strasbourg, me qualifiaient pour le poste. En réalité, j’avais encore beaucoup à apprendre, mais l’expérience devait montrer qu’on n’apprend jamais aussi bien que lorsqu’on doit enseigner.

Ma nomination comme maître-assistant d’hébreu à l’ENLOV, en janvier 1968 ne pouvait me libérer en cours d’année de mon enseignement de lettres classiques au Lycée Bergson. Il fallut donc pendant quelques semaines se préparer à un surcroît de travail, quand brusquement tout s’arrêta. Nous étions en mai 68. Les grèves de transport m’empêchaient de me rendre au Lycée Bergson, mais pas au 2 rue de Lille dont j’étais toute proche. J’assistais sidérée à des réunions houleuses menées par des étudiants ou des collègues plus âgés, souvent très en pointe. On ne voyait pas où cela menait, mais il était clair qu’on était en train d’inventer l’université nouvelle et les nouveaux Langues’O.

Cela prit quelque temps, beaucoup de temps même, car l’on peut considérer que la véritable conclusion de cette tempête a été, à la rentrée 2011 (43 ans après !), l’installation des Langues’O enfin réunies dans ses nouveaux locaux de la rue des Grands-Moulins. En vingt-six ans d’enseignement à temps plein (de 1968 à 1994), suivi de dix ans d’enseignement à temps partiel (1994-2004), j’ai connu tous les soubresauts de la révolution, les grèves du début, la division en sections de langue et leur dispersion aux quatre coins de Paris, les espoirs de réunification résurgents et toujours déçus, discutés au Conseil d’administration, où j’ai siégé de 1976 à 1996 (dont deux ans en tant que membre extérieur). J’ai vu se succéder des générations d’étudiants dont je retrouve certains ici ou là, j’ai noué des amitiés durables avec mes collègues, j’ai vu la section d’études hébraïques prospérer sous la houlette de René-Samuel Sirat, qui n’a cessé d’en étoffer l’enseignement avec l’aide précieuse de 1974 à 1991 de notre secrétaire Michèle Hassoun. Que mes successeurs me pardonnent ! L’époque de Clichy que j’ai connue reste dans mon souvenir la grande époque de la section d’études hébraïques, où le nombre d’étudiants croissait chaque année malgré l’éloignement du centre de Paris, où les projets fleurissaient : Capes, agrégation, création de la revue Yod, colloques. Il y avait là l’enthousiasme des débuts et de la jeunesse. Nous avions l’impression d’innover et de construire.

L’enseignement de l’hébreu avait pris de tout autres proportions qu’à ses débuts. Il ne s’agissait pas seulement, comme à l’ENLOV, d’apprendre les rudiments de la langue suivis d’une initiation à la littérature et à la presse, mais de redécouvrir une langue trimillénaire dans tous ses aspects : Bible, Talmud, philosophie du Moyen Âge, renaissance hébraïque, littérature moderne et contemporaine, autant de matières échelonnées sur quatre ou cinq ans qui se retrouvaient au programme des concours. J’avais eu la chance de me voir confier dès 1970 un cours passionnant sur l’histoire de la langue hébraïque. Celle-ci est encore pour moi un sujet d’émerveillement, puisque l’hébreu est la seule langue réputée morte qui ait réellement ressuscité ; dans mes cours de philologie je pus appliquer à l’analyse morphologique et stylistique des textes la technique apprise lors de la préparation de l’agrégation de grammaire.

En parallèle, l’enseignement de la civilisation s’enrichissait de cours nouveaux : sociologie du judaïsme avec Doris Bensimon, cinéma avec Lilly Scherr, histoire des Juifs de France avec Béatrice Philippe. D’anciens étudiants venaient aussi peu à peu se joindre à l’équipe.

En 1992, lorsque me fut passé le flambeau de la direction administrative, je compris qu’elle nécessitait une attention de tous les instants qui laissait peu de place à la recherche personnelle que j’avais heureusement pu développer précédemment. J’avais eu la chance d’être nommée professeure dès 1977 avant même de terminer ma thèse d’État inspirée par ma double formation : L’image de Rome dans la littérature juive d’époque hellénistique et romaine parue en 1990 aux éditions du Cerf sous le titre « Jérusalem contre Rome » et reprise en 2012 en livre de poche-CNRS.

En 1994, mon élection inattendue à un poste d’histoire des religions en Sorbonne suscitée par mon sujet de thèse, me libéra de l’administration, m’apporta d’autres satisfactions, mais aussi m’éloigna peu à peu des études hébraïques proprement dites. Il me resta quelque temps un séminaire de traduction à l’Inalco d’où l’on a vu sortir quelques traducteurs désormais connus. J’avais, du moins encore à la Sorbonne, l’occasion d’initier à l’hébreu biblique les étudiants d’histoire. Contribuer à faire découvrir les beautés de la langue hébraïque était chaque année pour moi un plaisir renouvelé.

Voici donc venu le temps du souvenir, de la nostalgie, des bilans. De nouvelles générations sont déjà en marche. Je leur souhaite bon vent.