Les parcours des anciens élèves de l’Inalco sont tous extrêmement personnalisés, individualisés, spécifiques, disons-le carrément : uniques.

Le premier forum professionnel de février 2012 m’avait donné l’occasion de faire la connaissance d’Anthony Bouthelier. Cet homme, à la haute stature, était arrivé le premier, avec sa valise, car il prenait l’avion en fin de matinée pour le Mali. Son énergie et son dynamisme m’avaient fortement impressionnée. Alors, pour en savoir un peu plus, car le temps passé ensemble avait été compté, j’ai envisagé de l’interroger pour notre rubrique Témoignages.

Lui ayant soumis le questionnaire-type qui donne la trame des entrevues, j’ai eu la joie de recevoir un texte avec une introduction que je ne résiste pas à vous livrer :

« Votre questionnaire m’a contraint à ordonner mes souvenirs et ce n’est pas une mince affaire car, étant encore dans l’action, l’avenir me préoccupe plus que le passé. J’ai donc griffonné un paquet de notes et vous les envoie. »

Vous comprendrez aisément, en lisant ces notes, pourquoi je n’ai pas souhaité en modifier la forme...

Françoise Moreux


Un plouc aux Langues’O

La Découverte

Le bac en poche j’atterris en hindi chez Pierre Meile mais, pour rassurer des parents inquiets de ce choix farfelu, je m’inscris aussi en licence d’économie politique. Comment un élève du collège de Montargis, sous-préfecture du Loiret, peut-il avoir l’idée de Langues orientales ? En cours d’anglais je me fais surprendre à lire l’autobiographie de Gandhi, Mes expériences de vérité et le professeur étonné par le niveau de mon intérêt me punit de huit heures de colle pour achever la lecture de l’ouvrage. Plus tard un ami plus âgé, élève de grec moderne, me décrit les Langues’O avec sa palette de quatre-vingts langues.

Langues’O en 1955, avec moins de 1 500 élèves, a la taille d’un gros lycée mais déjà les locaux de la rue de Lille sont trop étroits et cette compression en un même lieu d’esprits curieux et non conformistes crée une ambiance à la fois chaleureuse et vibrionnante. C’est l’endroit de Paris où au mètre carré l’on croise le plus d’excentriques, élèves et professeurs confondus.

Langues’O est un véritable kaléidoscope avec de nombreux provinciaux, comme moi, dont certains n’ont pas au départ de vocation orientaliste, mais utilisent l’un des rares moyens d’inscription dans l’académie de Paris quand le baccalauréat a été obtenu ailleurs. N’oublions pas aussi que Langues’O offre au non bachelier l’accès à l’Université après un concours, ce qui nous vaut quelques fortes personnalités. Des étudiants originaires des pays dont les langues sont enseignées viennent aussi pimenter cet ensemble hétéroclite qui l’est aussi par l’éventail des générations, car ils n’ont pas tous vingt ans, les religieux, militaires érudits en langues rares qui fréquentent la rue de Lille.

La Corporation des élèves

Pour les non parisiens et en réaction à l’anonymat des grosses facultés, Langues’O est la « nouvelle famille » en particulier dans ce qu’on appelle « les petites langues » à faible effectif qui ne dépasse pas une douzaine d’élèves.

Le cœur de cette famille est la Corporation des Élèves, la « Corpo » qu’agitent les préoccupations du monde étudiant d’alors.

L’université s’ouvre lentement aux classes dites « populaires » et seulement 2% d’enfants d’ouvriers ont accès à l’enseignement supérieur. Le folklore estudiantin, l’esprit « bazoche », sont toujours très présents avec le monôme du bac, les défilés dans le Quartier latin conduits par la fanfare des Beaux-Arts. En même temps se développent les œuvres universitaires qui deviennent le champ d’une expérience de cogestion. À Paris ces œuvres sont cogérées par la Fédération des étudiants de Paris, la FEP, dont le président se trouve être l’un de mes prédécesseurs à la présidence de la Corpo, Éric Lem, et ceci me vaut de siéger à la commission d’admission à la toute nouvelle cité universitaire d’Antony.

On retrouve à la Corpo des Langues’O les deux facettes, le folklore et l’assistance aux étudiants. Le folklore, ce sont des soirées dans la cave prêtée par les étudiants en pharmacie qui, sans aboutir aux saouleries dont on parle aujourd’hui, ne dédaignaient pas la vodka fabriquée par les étudiants en russe avec de l’alcool à 90° récolté dans les pharmacies de quartiers, ce qui valait à l’équipe le sobriquet des « Bouthelier de la vodka ! ».

Plus sérieusement aussi, il y a des séances de musiques orientales et autres manifestations culturelles.

Mais les élèves rejoignent la Corpo pour des raisons beaucoup plus prosaïques, comme l’inscription aux restaurants universitaires, la recherche de logement et autres services dont l’accès leur est facilité. L’administration de l’école sans être encore à l’heure de la cogestion, entretient avec la Corpo des relations fréquentes voire chaleureuses, s’associant parfois à certaines de ses manifestations.

Si l’administrateur Henri Massé cultive son personnage de savant paternaliste, son successeur André Mirambel est plus attentif à nos revendications avec la complicité amusée de Madame Fiatte, responsable administrative, et les énervements de Colette Meuvret, la bibliothécaire submergée par les joutes dont l’éruption secoue de temps à autre ce qui doit être une salle de lecture. Le rétablissement du concours du secrétariat d’Orient, qui est une revendication forte des élèves, illustre le dialogue noué entre l’administration et la Corpo et signe l’essor d’un corps de diplomates brillants et motivés.

De Gaulle

Les étudiants ne sont pas épargnés par la tragédie algérienne. Quand le général de Gaulle arrive au pouvoir en 1958 les passions ne sont pas encore à leur paroxysme. L’un de ses premiers actes diplomatiques est de négocier un accord culturel avec l’URSS, qu’il appelle « la Russie ». Pour préparer cet accord, il est demandé à l’UNEF, seule organisation représentative des étudiants, de se rendre à Moscou pour tester l’idée d’échanges d’étudiants.

En décembre 1959 se rend en « Russie » puis en Pologne une délégation composée du président de l’UNEF, son vice-président chargé de l’international et trois présidents d’associations d’étudiants des universités de Grenoble, Toulouse et de l’école des Langues’O, interlocutrice incontournable sur ce genre de sujet. C’est un échec mais l’expérience est fascinante.

Staline est mort six ans avant, nous sommes encore loin de la Perestroïka, ce qui nous vaut toute la lourdeur et l’emphase staliniennes. Les cinq « potaches » sont accueillis par des limousines noires avec fanions et filent à toute allure au milieu d’avenues désertes dans le Moscou lugubre d’un mois de décembre.

Les Soviétiques veulent bien accueillir tous les étudiants que nous leur enverrions mais pas question de risquer à l’Ouest l’un des leurs. Les journées sont quadrillées par un protocole qui nous pèse et nous obtenons à grande peine de visiter le métro où du coup, nous passons une demi-journée et nous nous amusons à poser des questions sur les personnages dont on a effacé les visages dans les peintures murales.

Deux anecdotes sur cette mission qui en est très riche : la première se situe à Kiev où nous visitons un établissement universitaire spécialisé dans l’enseignement du français et dont les élèves sont exclusivement des jeunes filles, ce qui est loin de nous chagriner. Après des exposés très convenus sur l’amitié des peuples, profitant du brouhaha de la collation, la directrice m’attire à l’écart et me demande s’il est vrai que la France mène en Algérie une guerre coloniale car, me précise-t-elle, l’habitude est prise de croire tout le contraire de ce que raconte « Radio Moscou », voilà ce qui rassure sur les effets d’une propagande totalitaire ! La seconde anecdote a justement trait au colonialisme. À longueur de journée nous sommes abreuvés de qualificatifs : impérialistes, colonisateurs, exploiteurs des peuples... et pour faire bonne mesure on nous conduit à l’Université Lomonossov qui deviendra Patrice Lumumba, où sont accueillies les futures élites des peuples en lutte. Nous pénétrons par le haut dans un vaste amphithéâtre, vide ? Non, car sur une travée lointaine est assis un étudiant africain ; celui-ci entend parler français, se précipite, fond en larmes, tombe dans nos bras, nous embrasse tous les cinq comme du bon pain et s ‘exclame : « enfin des compatriotes ! » et la tronche des Russes nous console de bien des avanies.

La guerre d’Algérie

Comme ailleurs les oppositions s’exacerbent et le mouvement étudiant éclate. Les partisans de l’Algérie française parviennent à attirer certaines associations dans une dissidence pour créer la Fédération nationale des étudiants de France, la FNEF. Avec quelques autres associations qui n’approuvent pas l’enrôlement systématique aux côtés des nationalistes algériens, la Corpo des Langues’O refuse la scission et demeure à l’UNEF. Mais les débats à l’École s’enflamment et cette communauté qui a en partage la curiosité de l’autre, est déchirée. Il faut savoir que dans un même groupe l’un s’exile en Suisse pour ne pas servir en Algérie, un autre se suicide à l’annonce de l’indépendance algérienne. L’exaltation est comble et pour détendre l’atmosphère grâce à l’humour et renouer des dialogues, l’ordre de Silvestre de Sacy, dont la statue trône rue de Lille, est créé, où des « sylvains » élèves et professeurs de toute obédience sont conviés à faire assaut d’érudition et d’autodérision.

La guerre appelle de plus en plus de conscrits et le gouvernement décide de durcir l’attribution des sursis. Le grand scandale est que Langues’O n’est pas retenu dans la liste des établissements ouvrant droit au sursis. Je n’ai pas le choix, il me faut défendre notre cause et refusant d’exciper de ma scolarité à Sciences Po, je laisse l’Armée annuler mon sursis et me pourvoit en appel au tribunal administratif où je gagne. Le ministre des Armées fait à son tour appel en Conseil d’État mais celui-ci statue en cassation renvoyant l’affaire à un autre tribunal. Ceci me donne le délai dont j’ai besoin et à mon retour du Pakistan je me donne le gant d’aller moi-même résilier mon sursis.

Le Pakistan

Seul étudiant de troisième année d’ourdou je décroche mon diplôme que mon professeur André Guimbretière fait présider par Louis Massignon, c’est un grand moment ! Le Pakistan offre une bourse et bien entendu je suis désigné d’office. Le transport maritime existe encore et j’emprunte à Gênes, « la malle de Hong Kong » qui dessert toute l’Asie. À bord du « Victoria », qui ne comporte que deux classes, je suis en seconde, c’est une ambiance à la Conrad au milieu de militaires, trafiquants, diplomates...et paumés en tout genre avec des escales de légende. Je débarque à Karachi où malgré mon ourdou plus qu’hésitant les lieux me paraissent familiers. Un long trajet en train pour Lahore et me voilà le premier étudiant français accueilli au collège oriental de l’Université du Panjab. Ce collège est au cœur de ce qu’on appellera plus tard l’intégrisme pakistanais qui sera la matrice des talibans afghans.

Le principal du collège me convoque, à peine mon sac posé dans ma cellule, pour expliquer la rigoureuse ségrégation entre hommes et femmes. Effectivement en cours, les filles qui portent le voile intégral sont séparées des garçons par un paravent et dans l’axe le professeur garde un œil de chaque côté ! Cependant au-delà des « faussaires » de l’Islam je découvre progressivement les aspects superbes de cette religion et la pureté de ses mystiques. Il y a encore à Lahore, à peine quinze ans après la partage de l’Inde, de grands intellectuels comme cet ami d’Étiemble, Laeeq Babree, traducteur de Baudelaire en ourdou, de Faiz Ahmed Faiz en français et qui, avec l’aide de Pierrette Dupertout, directrice du département français de l’Université, appuiera mes efforts de relancer l’Alliance française locale.

Langues’O ne m’oublie pas, et Pierre Meile mon professeur de hindi me rend visite et nous allons ensemble prier dans la splendide mosquée de Lahore. Cette relation de maître à disciple est typique des Langues’O de l’époque. J’accueille aussi Charles Pellat venu pour une conférence en arabe sur la notion de sagesse dans le Coran. Sa parfaite maîtrise de l’arabe et son érudition coranique agacent son auditoire pakistanais qui accepte mal qu’un Français, de surcroît infidèle, le surclasse. Ainsi au cours des mois, améliorant mon ourdou, je vis le meilleur et le pire d’un État qui, privé de la confrontation intellectuelle et du métissage culturel, s’enfonce depuis son isolement, dans une déviance islamique appauvrissante. Quelques incursions en Inde me permettent notamment de visiter Chandigarh réalisant le rêve que le Corbusier avait déclenché en Sorbonne où il avait exposé son projet. Lahore est aussi l’étape des aventuriers qui venant d’Iran et d’Afghanistan se rendent en Inde et l’étudiant français du coin joue les guides ou l’intercesseur auprès des autorités en cas de difficultés. Mais il faut rentrer et je reprends le bateau à Karachi pour Gênes.

Quel métier ?

Je résilie mon sursis et suis incorporé comme seconde classe dans les transmissions et, Langues’O oblige, affecté au chiffre. Je réussis le concours des EOR et rejoins l’École d’Application mais mon « peloton » commence par huit jours de prison pour permission abusive. Les cellules sont de quatre personnes et je partage la planche qui sert de couchette, avec trois récidivistes. Je me souviens d’un gitan qui frappe toute personne lui donnant un ordre et d’un justiciable du tribunal pénal qui, adjoint du vaguemestre, récupérait les enveloppes contenant de l’argent. Ce dernier attend avec impatience son transfert à Fresnes qui, me dit-il est plus confortable que la « taule militaire », ce que je ne peux ni confirmer ni infirmer manquant de cette double expérience. Je sors sous-lieutenant de mon peloton et demeure dans la même caserne pour encadrer la promotion suivante comme chef de brigade EOR. Un dimanche où je suis d’astreinte je reçois l’ordre d’inspecter la prison. Avec surprise je retrouve mes anciens codétenus dont les débordements d’effusion déstabilisent quelque peu l’adjudant qui m’accompagne, vieux briscard couvert de médailles et peu préparé à des taulards sautant dans les bras d’un officier, accueilli dans un premier temps par un impeccable garde-à-vous de tous les prisonniers.

Arrive le temps d’éplucher les offres d’emplois et j’opte pour l’analyse financière dans une société franco-américaine d’investissement dirigée par Pierre Philippe qui évolue dans ce qu’on appelle la « haute finance » et me fait croiser des personnalités telles que David Rockefeller ou Sigmund Warburg. Cinq années d’excellente formation mais l’aspect exclusivement intellectuel me pèse, l’action me manque. J’embauche à la SEMA comme consultant mais, fausse route, conseiller et épaissir des rapports pour que le client en ait pour son argent n’est pas mon truc et je tiens à peine un an. Mon premier emploi m’a estampillé « financier » et Pechiney m’embarque à sa direction financière après une série d’entretiens où le psychologue intrigué par mes vagabondages orientalistes exerce une influence déterminante.

Quelques mois plus tard c’est la fusion avec Ugine Kuhlmann et l’on me confie l’un des trois services financiers du nouveau groupe, en charge notamment de l’introduction du titre aux bourses de Londres, New-York et Tokyo. Je retrouve le large, et après quatre années, le directeur international de P.U.K. découvre fortuitement qu’existe à l’effectif un ancien étudiant de l’Université du Panjab ! Il n’a rien à m’offrir en Asie et me propose la délégation en Afrique de l’Ouest à Abidjan. Nous sommes en 1974 en plein « miracle ivoirien » sous la houlette d’Houphouët Boigny et je construis deux usines, « IVOIRAL » pour la transformation de l’aluminium et « SICABLE » pour la fabrication de câbles électriques isolés en cuivre. C’est l’époque où se constitue la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest « CEDEAO » à laquelle participent aussi le Nigéria et le Ghana. Au cours d’un entretien avec le Président Houphouët je m’inquiète du poids démographique du Nigéria et d’un risque d’influence dominante. Il me répond que les dirigeants anglophones ne parleront jamais le français et qu’il incitera les élites ivoiriennes à apprendre l’anglais ce qui leur permettra de dominer les débats. L’avenir ne lui donnera pas tort.

Singapour

Pour mes bons services africains on me nomme directeur général d’une filiale française « STRATINOR » spécialisée dans les plastiques. À peine trois années s’écoulent que P.U.K. découvre l’Asie et au sein d’une direction Asie Pacifique me confie la création à Singapour d’une délégation en Asie du Sud-Est, le rêve ! 1981, c’est six ans après l’entrée des Nord Vietnamiens à Saigon et Kissinger en déduit que si les plus puissants du monde ont été défaits rien ne résistera aux communistes et il en échafaude son ânerie majeure : la théorie des dominos. En réalité, la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie, Singapour,… bouillonnent de projets et d’investissements. Dans cette frénésie d’initiatives, il y a à Singapour à peine un millier de Français face à vingt mille Japonais, dix mille Américains et cinq mille Britanniques. Le conseiller commercial de notre ambassade Thierry Reynard m’explique que pour être prise au sérieux, la communauté d’affaires française doit être représentée par une grande société et comme P.U.K. est alors le plus important groupe privé français je dois présider la Chambre de Commerce française appelée « F.B.A (French Business Association) ». C’est une folle aventure qui dure six ans. J’ai d’abord la chance d’être entouré de responsables français dont l’infériorité numérique à Singapour exacerbe l’esprit « pionnier » et décuple la volonté de conquête.

C’est le temps de la création de l’Institut franco-singapourien d’électronique à l’initiative de la Chambre de Commerce de Paris, de la construction du Collège Français qui devient l’excellent Lycée français de Singapour, du transfert de l’Alliance française dans des locaux plus appropriés… Il y a aussi l’exceptionnel Premier ministre singapourien Lee Kwan Yew qui attache une grande importance à la relation avec les communautés d’affaires étrangères installées chez lui. Il va même jusqu’à créer un comité rassemblant les représentants de ces communautés pour lui indiquer comment rendre Singapour plus accueillant pour les investissements internationaux.

Quant aux relations avec la France elles sont biaisées par l’entrée des communistes dans le gouvernement français. Il faut comprendre que nous sommes en pleine période des boat people et que les Vietnamiens recueillis par des bateaux français, et qui sont hébergés en transit au camp de Singapour, refusent d’être transférés en France sur le thème : « Le socialisme, on a déjà donné » et notre ambassadeur qui n’a aucun crédit auprès d’eux me demande d’intervenir comme « entrepreneur ». Ce sera chez moi un déjeuner très émouvant avec les leaders du camp que je parviens à convaincre que « rose » ne signifie pas « rouge ».

Pour l’heure Lee Kwan Yew me fait savoir que dans ce contexte, son interlocuteur privilégié est F.B.A. et non l’ambassade.

Les choses s’améliorent avec le gouvernement Fabius. Laurent Fabius décide de se rendre en Corée du Sud avec une forte délégation et au passage s’arrête à Singapour à l’invitation de Lee Kuan Yew qui charge notre F.B.A. de préparer les festivités. La confiance entre les deux hommes d’État, n’est pas instantanée, une divergence existe sur l’invasion du Cambodge par les Vietnamiens que condamne Lee Kwan Yew. Ce dernier me fait quérir à l’issue du dîner officiel pour assister au tête-à-tête prévu avec Laurent Fabius sans doute pour être témoin de ses arguments. Je parviens à m’éclipser après les premiers échanges jugeant ma position très inconfortable. À propos du Vietnam justement, la F.B.A. est saisie, par ce pays, d’une demande d’envoi d’une mission commerciale. Le Vietnam est sous embargo pour cause d’invasion du Cambodge et à l’évidence il cherche à briser son isolement. Avant de répondre, je démine auprès des Singapouriens qui répondent « business is business » et après le feu vert de notre ambassadeur, nous préparons la mission qui se révèle être la première mission commerciale d’un pays occidental depuis que Saigon est devenue Hô Chi Minh ville. Raymond Barre, de passage, me met en garde contre tout sentimentalisme : « Vous aurez en face de vous des purs et durs ».

La première passe d’armes intervient sur la composition de la délégation d’une quarantaine de personnes dont l’une est déclarée persona non grata. Sous la menace de tout annuler les Vietnamiens cèdent. La seconde a lieu dès l’arrivée, où la France est accusée de tous les malheurs du Vietnam puisque Monsieur Sainteny ne s’est pas entendu avec Hô Chi Minh à Fontainebleau. J’interromps le discours en rappelant que nous ne sommes pas venus réécrire l’histoire mais pour discuter affaires. J’avoue que découvrir un Vietnam dévasté par trois guerres, japonaise, française, américaine, est bouleversant et la consigne a été donnée à la délégation d’acheter aux Vietnamiens et non de leur vendre quoi que ce soit tant l’économie est délabrée. Toutefois nos entretiens avec les responsables nous convainquent que ce pays va s’en sortir. Ils sont très impressionnés par le grand frère chinois qui a compris que sans secteur privé il ne peut pas y avoir de développement et a créé à la fin des années 70 un pilote expérimental à Shenzhen dont le succès est éclatant et donne lieu ensuite à l’essor des zones dites spéciales, Shanghai, Canton etc… La mission est riche de rencontres et d’émotions et sera suivie de bien d’autres échanges.

Une dernière anecdote : à Hanoi nous nous entretenons avec des membres du gouvernement qui s’expriment en vietnamien. Soudain un ministre corrige l’interprète et dans un français parfait reformule la traduction. Je saisis la balle au bond et pour gagner du temps propose de n’utiliser que le français. Larges sourires de nos cinq ou six interlocuteurs : « Monsieur, me dit un ministre, vous ne pouvez pas nous faire plus plaisir que de demander de nous exprimer en français ». Ils sont tous anciens élèves du Lycée Albert Sarraut de Hanoï. Les temps ont changé je crois. L’épopée singapourienne arrive à son terme et pour quelques mois je suis l’adjoint, à Paris, du directeur international qui me charge de négocier avec la Chine un transfert de technologie. Jeu amusant quand nos interlocuteurs ont un grand souci de ne pas perdre la face !

Sydney

C’est en Australie que se situe notre base industrielle pour la région et je deviens à Sydney, président d’Asie Pacifique pour P.U.K. Nos débouchés sont principalement le Japon, la Chine, l’Asie du Sud-est mais je me consacre à nos établissements de production en Tasmanie, Queensland et Nouvelles Galles du Sud. Le grand projet est l’augmentation de capacité de l’ordre de 50% de l’usine d’aluminium de Tomago en Nouvelles Galles du Sud. Pour cela il faut de l’électricité bon marché qui constitue environ 30% du prix de revient d’un lingot d’aluminium. La négociation traîne avec les autorités australiennes depuis trois ou quatre ans quand le coup de pouce décisif est donné par Michel Rocard. Dès qu’il est nommé Premier ministre, Michel Rocard traite le conflit de la Nouvelle-Calédonie. Il fait étape en Australie où certains milieux très « antipapistes » et « anti-français » sont disposés à fournir des armes aux Canaques. Parmi les arguments en faveur d’une coopération franco-australienne, qu’avec un grand talent avance Michel Rocard, il y a le projet d’investissement de P.U.K., encore nationalisé, d’un montant d’environ 400 millions de dollars. Je fais le point avec notre Premier ministre de l’état de nos négociations et il m’entraîne auprès du Premier ministre de Nouvelles Galles du Sud pour l’assurer que P.U.K. ne bluffe pas et fera l’investissement si j’obtiens un prix d’énergie convenable. Les événements s’accélèrent et quelques mois plus tard nous inaugurons la troisième série d’électrolyse de Tomago. Michel Rocard, pour son action en Nouvelle-Calédonie, reçoit plus tard une distinction australienne qui lui est remise à Sydney au nom de la Reine par le gouverneur, selon un protocole intimiste et empreint d’une désuétude qui me rappelle les rites de l’armée des Indes qu’a conservés religieusement l’armée pakistanaise.

Paris et l’Afrique

Je rentre à Paris pour devenir directeur des affaires africaines. La direction des affaires africaines gère deux grandes sociétés, Aluminium du Cameroun « Alucam » et un consortium réunissant Pechiney, le canadien Alcan, l’américain Noranda et le norvégien Norks Hydro actionnaires à 51% de Friguia, société guinéenne propriétaire de la seule usine d’alumine du continent africain et de mines de bauxite. Je préside d’office ce consortium et deviens vice-président de Friguia dont le Président est le ministre des Mines représentant l’État guinéen qui détient 49%. Ces précisions ennuyeuses sont nécessaires pour comprendre pourquoi après plus de quarante ans de présence en Guinée, Pechiney et ses partenaires doivent abandonner ce pays. Contrairement au gouvernement du Cameroun qui, à égalité avec Pechiney dans le capital d’Alucam, laisse le professionnel gérer l’usine d’électrolyse depuis plus de cinquante ans, les autorités guinéennes interfèrent constamment dans la gestion de l’usine de Friguia et provoquent des pertes qui alimentent des poches profondes.

Mes partenaires me demandent de réagir et je commence à colmater quelques fuites, ce qui me vaut, en violation de la convention d’établissement, une interdiction de séjour en Guinée. Le consortium constate qu’il est donc expulsé de Guinée, laisse le gouvernement guinéen face à ses responsabilités et Friguia tombe aux mains d’acteurs plus ou moins mafieux. Un villageois guinéen me dit : « il ne faut pas que Pechiney parte car avec vous il y a plus de justice ». Il est vrai que dans les États faillis nos sociétés sont pour la population porteuses de l’état de droit. Nos collaborateurs sont payés régulièrement, nos écoles, nos hôpitaux sont des modèles de bonne gestion et d’efficacité. Je sors meurtri de cet échec, pensant surtout au sort de la population de Fria, tellement lié à cette usine d’alumine. Entre temps, la privatisation de Pechiney fait de moi un administrateur de la société. Pendant six ans je siège parmi des personnalités de grande qualité mais je ne peux que constater les méfaits du capitalisme bancaire.

Tout d’abord il y a une « consanguinité » entre certains membres du Conseil de Pechiney, dirigeants de sociétés qui se retrouvent dans les Conseils des uns et des autres, et l’ambiance est du style « je ne ferai pas ce que je n’aimerais pas que l’on me fasse ». Un administrateur démissionne, il est en désaccord avec l’évolution de la société, mais il ne le dit pas et invente un prétexte. Je ne suis pas dupe et ce n’est que quelques années plus tard qu’il m’avoue les vraies raisons de son départ. La privatisation de Pechiney n’a pas été un succès et les banques ont dû conserver des paquets d’actions qu’elles n’ont pas pu placer. Certaines siègent au Conseil d’administration et leur première préoccupation, légitime du point de vue de leur métier, est de se débarrasser des actions Pechiney qui les encombrent.

Dans une société d’industrie lourde où la moindre usine d’aluminium coûte au minimum 1 milliard d’euros, le début de chaque conseil est consacré au cours de bourse, tout un symbole. Ajoutons que le PDG fraîchement nommé accroît régulièrement son portefeuille d’actions Pechiney. Et on voit bien que son intérêt objectif est de réaliser une plus-value plutôt que de se consacrer à la stratégie industrielle à long terme. Tout est mûr pour accepter l’OPA d’Alcan qui intervient alors que j’ai quitté un conseil qui, « cerise sur le gâteau », accorde au PDG et son comité de direction une retraite supplémentaire à vie, égale à la moitié de leur confortable salaire du moment !

Le CIAN

À la fin de mon temps à Pechiney on m’offre de devenir consultant sur l’Asie, je refuse pour me consacrer à l’Afrique et accepte de devenir Secrétaire général et plus tard Président délégué du Conseil français des investisseurs en Afrique – le CIAN. Le CIAN est une organisation à laquelle adhèrent, sur un double parrainage, les entreprises investies sur le continent africain. Pourquoi ce choix ? L’Afrique ne va pas bien, elle est la seule partie du monde où le sous-développement demeure encore le défi de tout un continent alors que partout ailleurs il devient l’exception, songeons à l’Asie ou à l’Amérique latine. La relation de la France, de l’Europe avec l’Afrique est singulière et il ne peut y avoir une Europe prospère avec à sa porte une Afrique misérable. Or l’Afrique est riche de ressources humaines, minérales et agricoles et son malheur est essentiellement politique.

L’Asie démontre que la recette du développement est une osmose entre un pouvoir fort, assumant ses responsabilités régaliennes notamment la justice et la sécurité, et un secteur privé dynamique. Même la Chine communiste a compris cela à Shenzhen, et on observe que les États qui réussissent, entretiennent un dialogue fort public - privé. Les entreprises sont les créateurs de richesses et je convaincs notre propre administration d’intégrer le CIAN au Conseil d’administration de l’Agence française de développement « AFD » afin que l’aide publique française soit mieux coordonnée avec l’action déterminante des entreprises.

L’exemple français fait école et récemment le commissaire européen chargé du développement, Andris Piebalgs demande au CIAN d’étudier les modalités d’une concertation Public - Privé au niveau de la Commission Européenne en matière de développement. Quant aux cinquante-quatre États africains, ils sont encore trop nombreux où le lien prévaut sur le droit. En d’autres termes, il vaut mieux être le « copain du chef » que de respecter la loi et relevant cela, je définis le système féodal. Or ce système a toujours été un obstacle au développement. L’Europe a attendu la Renaissance pour prendre son plein essor et dans un univers culturel différent, le Japon moderne est né au xixe siècle avec l’ère Meiji après la période féodale du Shogunat. Voilà l’Asie qui me hante encore, et la roue du samsara indien me ramène à cette lecture de Gandhi qui a pu influencer une destinée.

Un vœu

La mode de dire « bac plus X » avant de préciser les études effectuées est sage. L’enseignement repose sur un savoir codifié donc souvent dépassé  et l’important n’est pas ce que l’on sait mais l’aptitude à apprendre « les langues orientales », qui se défendent d’être « Berlitz », offrent toutefois des outils utilisables dans des métiers spécifiques ou des concours administratifs, mais si la spécialisation excessive réduit le champ des possibles, elle valorise grandement d’autres cursus. En d’autres termes, un Bac + 6 en Japonais sert peu, en revanche un avocat ou un ingénieur imprégné de culture japonaise bénéficie d’une prime, à l’embauche et dans la suite de sa carrière. Un vœu à formuler : qu’à l’instar de Sciences Po qui abandonne l’acronyme IEP pour valoriser son cursus, « Langues’O » revienne à cette appellation identifiée partout au lieu de cet « Inalco » intraduisible et difficile à mémoriser. Ce n’est pas une nostalgie d’ancien mais un conseil de marketing à l’heure où l’Orient affirme son omniprésence, et associer cette puissance émergente aux langues orientales donne aux étudiants une connotation de dynamisme et d’ouverture.

Anthony Bouthelier.